Qu'est ce que le bonheur réellement ? (5)

Publié le par Tacha

Mais là n'est pas l'essentiel pour notre propos ; car nous pouvons remarquer que la définition du bonheur retenue par Kant insiste sur son caractère de somme de plaisirs, comme l'atteste la référence à la faculté de désirer. Mais, encore une fois, le bonheur n'est-il pas tout autre chose ? Tout se passe comme si Kant n'avait pas vu que le bonheur est totalité de sens et de contentement, et pas seulement somme de plaisirs ou principe matériel de la faculté de désirer. Comme l'explique P. Ricoeur : " Il y a donc une première idée naïve du bonheur qui doit être réduite pour qu'apparaisse son sens plénier. Cette idée naïve, c'est celle qui procède d'une analyse immédiate des actes humains considérés isolément ; ces actes tendent vers une conscience de résultat - satisfaction ou suppression de peine - , où l'action trouve un repos provisoire. L'imagination errante prolonge indéfiniment ce point de repos ; croyant l'éterniser, elle l'étire et le perpétue ; elle reste dans la perspective indéfiniment finie de la dilection de soi-même. Le bonheur est tout autre chose ; ce n'est pas un terme fini ; il doit être à l'ensemble des visées humaines ce qu'est le monde à l'égard des visées de perception ; de même que le monde est l'horizon de la chose , le bonheur est l'horizon à tous égards. Le monde n'est pas l'horizon à tous égards ; il n'est que la contrepartie d'un genre de finitude et d'un genre d'attitude : ma finitude et mon attitude pour la chose ; l'idée de monde n'est totale que dans une dimension ; c'est seulement un infini dans un genre, l'infini dans le genre de la chose ; mais la "chose" est une abstraction de la réalité intégrale. Aussi faut-il dépasser l'idée de monde vers une idée telle que nous ne saurions la concevoir plus étendue, plus ample que nous ne l'expérimentons, comme Descartes le disait de la volonté." (P. Ricoeur).
Mais il apparaît bientôt que la référence au seul désir est impuissante à rendre compte du sens de la quête du bonheur, parce que quelque chose dépasse, en l'homme, l'aspiration à la satisfaction du désir , qui est le mouvement même de la réflexion : "C'est ici qu'une analyse immédiate de la désirabilité humaine qui ferait l'économie de l'étape transcendantale de la réflexion, tourne court. Elle n'a pas de quoi distinguer cette totalité d'achèvement à quoi vise l'"acte de l'homme"', du sentiment, imaginairement prolongé, d'avoir atteint un résultat, rempli un programme,triomphé d'une difficulté. On le voit bien avec l'analyse aristotélicienne du bonheur : le Stagirite se borne à discerner le bonheur de la visée de fait du désir humain : "le principe en cette matière est le fait", dit-il ; mais la réflexion psychologique directe ne peut distinguer la totalité d'accomplissement d'une simple somme d'agréments : le "préféré suprême", l'"unique désirable", reste mêlé au "bien-vivre". C'est pourquoi il était nécessaire que Kant commençât par exclure le bonheur de la recherche du "principe" de la moralité en le repérant du côté de la puissance de désirer et en l'identifiant à l'amour-propre : "la conscience qu'a un être raisonnable de l'agrément de la vie accompagnant sans interruption toute son existence est le bonheur et le principe de prendre le bonheur pour principe suprême de détermination du libre choix est le principe de l'amour de soi." (Kant : Critique de la raison pratique) (...) Mais cette épochè du bonheur, compris dans l'agrément durable de la vie, restitue le problème authentique du bonheur, en tant que totalité d'accomplissement. Ce n'est pas en effet la "faculté de désirer" qu'il faudrait pouvoir interroger, mais ce qu'Aristote appelait l'ergon humain, c'est-à-dire le projet existentiel de l'homme considéré comme un indivisible ; l'investigation de l'agir humain et de sa visée la plus vaste et la plus ultime révélerait que le bonheur est une terminaison de destinée et non une terminaison de désirs singuliers ; c'est en ce sens qu'il est un tout , et non une somme ; c'est sur son horizon que se détachent les visées partielles, les désirs égrenés de notre vie ." (P. Ricoeur )
Cette distinction entre deux types de "terminaison", c'est-à-dire deux manières de "terminer" ce que nous faisons est essentielle à la compréhension du phénomène du bonheur : "Il existe, écrit P. Ricoeur, deux manières de "terminer" : l'une achève et parachève des opérations isolées, partielles ; c'est le plaisir ; à l'autre, il appartient de parfaire ce que Aristote appelait l'ergon , l'œuvre de l'homme, ce que Kant appelle la Stimmung , la destination de l'homme, et ce que les modernes appellent la destinée ou le projet existentiel de l'homme : c'est le Bonheur ou la Béatitude. Le plaisir est un achèvement fini, parfait dans la limitation, comme Aristote l'a admirablement montré. Quant au bonheur, il ne peut être compris par extension du plaisir ; car sa manière de terminer n'est pas réductible à une simple somme, à une addition d'agréments sans cesse renouvelés et que la mort interromprait ; le Bonheur n'est pas une somme , mais un tout . C'est ce que Kant n'a pas considéré , lorsqu'il a critiqué l'idée du bonheur ("l'agrément de la vie accompagnant sans interruption toute l'existence" , Critique de la raison pratique ) ; sa conception est celle d'une addition, d'une somme de simples "consciences de résultats" (Scheler)" (P. Ricoeur).
 
Bonheur et "totalité" ; le bonheur comme "totalité de contentement" (P. Ricoeur) et son rapport à l'exigence de totalité constitutive de la raison humaine :
 
Le bonheur ne saurait donc se résumer à une simple totalité additive, où les plaisirs s'ajouteraient les uns aux autres ; mais la question se pose alors de savoir comment l'homme peut avoir accès à cette idée de "tout" requise par l'essence même du bonheur. Il faut donc demander, avec P. Ricoeur : "Mais comment passerai-je de l'idée de somme à celle de tout ? L'oeuvre de l'homme , en tant que distincte de la somme de ses intentions partielles, m'échapperait si je ne pouvais en relier le mouvement d'ensemble au projet même de la raison qui est en moi ce qui expose la totalité . C'est l'exigence de la totalité ou raison (Critique de la raison pratique) qui me permet de discerner le bonheur comme souverain bien du bonheur comme addition de désirs saturés. Car la totalité que la raison "demande", c'est aussi celle que l'acte humain "poursuit" ; le verlangen kantien (demande, exigence, requête) est le révélateur transcendantal du sens de l' éphiestaï aristotélicien (poursuite, tendance, quête). Cette "demande", dit Kant, se perd dans l'illusion mais le ressort de cette illusion même , c'est une "perspective (Aussicht ) sur un ordre de choses plus élevé et immuable dans lequel nous sommes déjà maintenant et dans lequel nous sommes capables, par des préceptes déterminés, de continuer notre existence, conformément à la destination suprême de la raison ". Ce texte dense et admirable - cette "vue qui ébauche", cet "ordre dans lequel nous sommes déjà", cette continuation de notre existence conformément à la destination, à l'assignation de la raison - n'est ce pas cette totalité de contentement que nous cherchons sous le nom de bonheur, mais filtrée en quelque sorte par l'exigence de totalité de sens qui est la raison ? " (P. Ricoeur : L'homme faillible). Il y a donc une corrélation étroite entre l'exigence de totalité constitutive de la raison et l'aspiration au bonheur comme volonté d'accomplissement dans l'ordre du sens : " Il est aisé de montrer que cette idée du bonheur ou de la béatitude est un sentiment de même amplitude que la raison. Nous sommes capables de bonheur comme nous exigeons la totalité." (P. Ricoeur : A l'école de la phénoménologie). L'aspiration au bonheur exprime l'ouverture du sentiment : "c'est donc la raison en tant qu'ouverture sur la totalité qui engendre le sentiment en tant qu'ouverture sur le bonheur.". C'est parce que la raison veut la totalité que l'homme aspire au bonheur, mais c'est cette même fascination pour le tout qui nous expose au malheur, qui nous rend sensibles à l'insatisfaction, à la souffrance, à la misère, au sentiment aigü de notre finitude ; nous souffrons de ne jamais réussir tout à fait à nous égaler au désir d'infini qui nous habite et nous hante. C'est cette fascination pour le "tout" qui fait le "coeur", le tumos , au sens grec ; et c'est de cette dimension du coeur que nous vient l'aspiration à une forme d'infini telle qu'aucun "objet" fini ne saurait nous satisfaire : "Entre la finitude du plaisir qui clôt un acte déterminé et l'infini du Bonheur qui comblerait une destinée considérée comme un tout, le tumos glisse un indéfini, qui rend possible une histoire, mais qui rend aussi possible un malheur d'exister ; le "coeur" est inquiet, proprement insatiable ; car quand aurai-je assez ? Quand serai-je assez puissant ? Quand serai-je assez estimé ? Le moi se cherche lui-même sans fin, entre plaisir et bonheur." (P. Ricoeur). Il est remarquable que c'est le même désir d'infini qui est à l'origine, chez l'homme, du bonheur aussi bien que du malheur ; l'homme est malheureux pour les mêmes raisons qu'il peut être profondément heureux : "Il y a en effet dans les "passions" humaines un appétit de totalité, d'infini, d'absolu, dont ne saurait rendre compte le principe du plaisir et qui ne saurait être qu'une image, un reflet, un mirage du désir de bonheur. Pour l'homme de la passion, son objet est tout . Or, la vie ne veut pas tout ; c'est l'esprit qui veut le tout, qui pense le tout, qui n'est en repos que dans le "tout". Pour ce tout, l'homme est capable de sacrifier même son plaisir et d'affronter la douleur : le bonheur s'est voué en douleur et en "passion"." (P. Ricoeur). C'est par cette aspiration à la totalité que l'affectivité humaine se distingue de l'affectivité purement animale ; si l'homme est capable de bonheur, mais aussi de passion, c'est qu'il est esprit, et que, pour cette raison, il veut le tout: capable de sentiment, l'homme est déchiré, écartelé entre deux exigences contradictoires. C'est que le sentiment "distend le moi entre deux visées affectives fondamentales, celle de la vie organique qui s'achève dans la perspective instantanée du plaisir, celle de la vie spirituelle qui aspire à la totalité, à la perspective du bonheur." (P. Ricoeur).

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